La Ghriba de Djerba |
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La Ghriba
est l’âme et le ciment de la plus ancienne communauté juive du Maghreb,
la seule qui, résistant aussi bien à l’assimilation qu’à l’émigration
vers Israël ou vers la France, réussit à vivre, aujourd’hui encore, suivant
des coutumes et des rites anciens de plusieurs millénaires. Dans le temple
au murs carrelés de céramiques à dominante bleue et blanche, des rabbins
vêtus du costume djerbien traditionnel - le pantalon bouffant ou sarouel
gris, bordé d’un bandeau noir, signe de deuil en marque d’exil, la chechia
posée à l’arrière du crâne pour signaler leur différence - psalmodient
toute la journée en hébreu et en araméen pour maintenir les vibrations
spirituelles du lieu de culte. La deuxième pièce, celle où se trouve la
Sefer Thora (les tables de la loi) et où l’on célèbre le shabbat, est
si sacrée que l’on doit se déchausser pour y entrer. Même les quelques
touristes de passage, semblent y éprouver une forme subtile d’exaltation
mystique.
La veille de la procession, les pèlerins affluent. Ils viennent de Tunis, de Paris et
du monde entier. Dès le matin, ils allument des bougies pour tous les êtres chers qui n’ont pas pu les accompagner.
Les rabbins récitent des prières et bénissent des fruits secs, symboles d’abondance et de fertilité, et de la Boukha,
eau de vie de figue, qui sont ensuite distribués à la ronde. Cette coutume qui accompagne la visite des lieux saints en
Afrique du Nord est d’ailleurs partagée par les musulmans.
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Parmi tous les lieux de culte d’Afrique du Nord, la Ghriba est considéré comme le
plus sacré. “C’est l’antichambre de Jérusalem”, entend-on souvent dire à Djerba. Selon la tradition orale
des rabbins de Tunisie, l’histoire de ce lieu saint remonterait à la destruction du premier temple de Jérusalem
par le roi Nabuchodonosor, en 565 avant l’ère chrétienne. Les serviteurs du temple, les Cohanims (pluriel de Cohen), ayant échappé au massacre, réussirent à emporter l’une des portes (ou
était-ce une dalle ?) du temple. Ils s’enfuirent en bateau, en suivant la route (où étaient-ils simplement poussés par les vents ?) des Phéniciens
bâtisseurs de Carthage, et celle d’Ulysse qui, retenu à Djerba par des
fleurs enivrantes, lui avait donné le nom d’Ile des Lotophages.
Les Cohanims choisirent donc cette île aux mille fééries qui, croulant sous les arbres
fruitiers, néfliers, pêchers, figuiers, évoquait pour eux le jardin d’Eden. Ils y battirent la première synagogue
d’Afrique sous laquelle ils célèbrent la précieuse relique du temple. La synagogue actuelle, érigée au siècle
dernier, le fut sur le même emplacement. Rejoints au fil des siècles par les descendants des autres tribus d’Israël, les juifs de Djerba convertirent au judaisme les tribus berbères locales - dont la plupart seront ultérieurement islamisées par les Arabes.
Le mot Ghriba signifie l’étrangère, l’étonnante, la solitaire. Une autre légende dit que la synagogue devrait
son nom à une très belle femme venue de nulle part, qui aurait installé sa hutte à peu de distance du village juif
de Hara Sghira. Cette femme aurait été entourée d’une aura de sainteté et elle aurait eu des dons miraculeux de
guérison. Elle ne fut cependant jamais totalement acceptée par la communauté. Un jour, les villageois crurent voir
un feu du côté de sa hutte, mais ils n’intervinrent pas, de peur qu’elle ne se livre à des activités de
sorcellerie. Le lendemain, ils trouvèrent l’étrangère morte dans sa hutte détruite par les flammes, mais son
corps était intact. Les villageois, regrettant leur attitude auraient alors bâti la synagogue sur l’emplacement
de la hutte et le pouvoir miraculeux de l’étonnante étrangère, agirait toujours. Mais officiellement, le
pèlerinage célèbre l’anniversaire de la mort de deux éminents rabbins kabbalistes : Rabbi Meyer Baal Nich,
homme de miracles, et Rabbi Shiméon Bar Yohai, à qui les juifs d’Afrique du Nord attribuent l’un des commentaires
du Zohar - le livre des Splendeurs -, l’un des grands ouvrages de la mystique juive. La Ghriba est située
près du “petit quartier juif”, Hara Sghira, où vivent près de cinquante familles, les descendants des
Cohanims qui presque tous travaillent à la Ghriba. Les descendants des autres tribus d’Israël - ils sont encore
plus de huit cents - vivent à Hara Kebira, le “grand quartier juif”, situé dans la banlieue d’Houmt Souk.
Il y a quelques années, ces derniers exerçaient encore de nombreuses professions,
à Djerba : il y avait des moulins à grain mus par des chameaux, un tisserand
pour les taleths, une imprimerie très active. Aujourd’hui, à part un teinturier,
quelques tailleurs et quelques menuisiers, les juifs de Hara Kebira sont
tous orfèvres. Les deux communautés vivent séparées. Les juifs de Hara
Kebira, qui sont plus riches et se considèrent comme plus au fait de la
religion que leurs cousins de Hara Sghira, ne viennent à la Ghriba que
pour le pèlerinage et les mariages. Le reste de l’année, ils consacrent
beaucoup de temps à l’étude des textes sacrés dans les nombreuses petites
synagogues de leur quartier qui compte encore trois yeshivot
(écoles religieuses).
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Rites et coutumes |
Les femmes stériles, ou celles qui veulent se marier,
déposent, en faisant un vœu, un œuf cru dans le soubassement creux, derrière
le tabernacle qui contient les Tables de la loi - pour certains, ce serait
l’emplacement de l’ancienne porte du Temple de Jérusalem, pour d’autres
celui de la hutte de l’étrangère. Les œufs restent là toute la nuit, cuisant
à la chaleur des bougies, et les femmes les mangent le lendemain matin
en invoquant la sainte Ghriba. Celles dont les vœux ont étés exaucés,
reviennent ensuite chaque année avec leur progéniture.
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La Procession | Le matin de la procession, pèlerins et Djerbiens sont tous
réunis dans l'oukala, le caravensérail en face de la synagogue, où se sont installés le temps des
festivités un restaurant cacher, un marchand de briks à l’œuf, un épicier... et où sont logés les pèlerins les
plus pauvres. Les jeunes Djerbiennes habillées à l’européenne, sont très élégantes avec leurs petits chapeaux
assortis à leurs tailleurs, mais leurs mères portent encore le costume traditionnel : la fouta, le voile blanc,
et la coiffe rouge qui ressemble à une pégase grecque. Toutes portent le chapeau, car pour les juifs
pratiquants, la chevelure d’une femme mariée, c’est sa nudité. Les hommes ont passé la nuit à lire le Zohar,
le grand livre de la mystique juive. Au petit matin, ceux de la communauté ont sorti la Ménara, une
pyramide hexagonale en argent dans laquelle sont inscrits les noms des douze tribus d’Israël et ceux des
rabbins renommés de Tunisie. Les Tables de la Loi en argent et le nom de Dieu “Sheddai”, gravé dans l’étoile de
David, couronnent l’édifice. Les femmes aspergent la Menara d’eau de cologne, les hommes d’eau de vie.
Le privilège de porter la Ménara, ne serait-ce que sur quelques mètres, fait l’objet d’enchères passionnées.
Les enchères terminées, la procession quitte le fondouk dans la liesse. “La Menara est semblable à la jeune
fille sur le point d’être conduite à son époux. On l’appelle “la mariée”. On la conduit jusqu’à l’une des
petites synagogues ou Yeshiva de la Hara Sghira, et l’on célèbre le mariage mystique de la communauté avec
son Seigneur”. La musique de l’orchestre et les youyous sensuels des femmes escortent cette marche nuptiale.
On entend des “Ziera Makboula !” - “Que cette visite te soit prospère,
que tes vœux soient exaucés” -, tandis que le vieux musicien B’chini chante
en judéo-arabe, la chanson de la Ghriba, en s’accompagnant au luth : “Je
viens te demander quelque chose, je ne veux pas revenir sans rien recevoir
de toi”. Et les jeunes filles, jadis proscrites de la procession et recluses
sur les balcons, entourent la Menara de leurs bras amoureux. |
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